ARCHITECTURE par E.A.
LA CHARTE D’ATHÈNES A 80 ANS
Affirmations Contradictions Interrogations
Cette charte fut élaborée officiellement en 1933 par des architectes issus du monde international de l’architecture. Elle sera suivie, des décennies plus tard, par les chartes de La Haye, Venise, Florence et le Document de Nara, pour ne citer que les rencontres les plus significatives réunissant architectes et urbanistes, ainsi que des sommités œuvrant dans le vaste domaine du patrimoine culturel.
LE CORBUSIER, ÂME DE LA CHARTE D’ATHÈNES
La Charte d’Athènes est une émanation du Congrès International d’Architecture Moderne (C.I.A.M.). Ce premier congrès naît en 1928 à La Sarraz en Suisse grâce à l’accueil généreux de Madame Hélène de Mandrot. Il a pour but de planifier la reconstruction de logements destinés aux victimes – dans les Flandres – de la Grande Guerre.
En 1928, le Suisse Charles-Edouard Jeanneret, devenu Le Corbusier depuis 1920, a 41 ans et un fort honorable passé de constructeur ; il a construit sa première maison, la villa Fallet en 1906, à l’âge de 20 ans. Le Corbusier est un architecte « d’expérience » et non de formation. Ce don inné fut développé par les architectes des ateliers qui l’accueillirent, de Peter Behrens à Berlin aux Frères Perret à Paris. Il a subi indéniablement l’influence de Walter Gropius, le fondateur à Weimar en 1919 du Bauhaus, et celle de Ludwig van der Rohe dont les thèses modernistes sont radicales.
Le temps presse, les maisons doivent être construites rapidement. Pour ce faire, Charles-Edouard Jeanneret conçoit, en 1914, le projet de la maison « Dom-ino » dont les éléments en béton armé sont standards et combinables entre eux. L’autre projet de maison « Citrohan » s’envole également de son imagination. Pourquoi ce nom ? La maison sera produite en série comme les voitures… « Citroën » ; « Autrement dit, une maison comme une auto, conçue et agencée comme un omnibus, ou une cabine de navire ». L’emploi du béton armé, de l’acier et du verre est un tremplin vers une architecture « moderne ». Le Corbusier ouvre une voie royale au béton armé. Il prône l’absence de toute décoration sur les constructions. Pour tous ces architectes d’avant-garde, « la décoration est un crime ». Pas de courbes, les lignes doivent se couper à angle droit. Ah, ce fameux « angle droit » dont Le Corbusier en fera un poème illustré ! « L’angle droit est comme l’intégrale des forces qui tiennent le monde en équilibre ».
Le Corbusier veut codifier toute l’architecture et tout l’urbanisme . Dans ce but, il écrit, donne des conférences, voyage beaucoup à l’étranger pour exposer ses intimes convictions. Il signe une cinquantaine d’ouvrages et impose ses concepts avec « acharnement » dans les revues spécialisées. Marc Perelman in « Urbs Ex Machina Le Corbusier (Le courant froid de l’architecture) » dit de l’architecte qu’il est « un agitateur culturel » et qu’il « a voulu être le bienfaiteur de l’humanité – y compris contre elle -, et c’est pourquoi très rapidement il se sent investi d’une mission sociale, d’une mission historique dont il est le pèlerin qui brandit le bâton à chaque occasion d’incompréhension à son égard – et Dieu sait si elles sont nombreuses ! ». Le Corbusier proclame que seule la mise en ordre de l’architecture peut sauver le monde « et l’ordre est atteint par l’appel aux bases déterminantes de notre esprit : la géométrie ».
Le Corbusier a compris que la production en série, engendrant la standardisation, peut seule diminuer les coûts de production de la construction.
D’autres C.I.A.M. (Congrès International d’Architecture Moderne) vont voir le jour après le premier de La Sarraz (Suisse) en 1928 : le CIAM II en Allemagne à Francfort-sur-le-Main en 1929 (Etude du logis minimum), et le CIAM III en Belgique à Bruxelles en 1930 (Etude du lotissement rationnel). Ils confortent la conclusion du congrès de La Sarraz : l’enseignement académique de l’architecture est obsolète ; l’avenir est l’architecture moderne avec les « villes fonctionnelles ».
LA CHARTE D’ATHÈNES
Les évènements politiques en Europe se précipitent. Hitler est nommé chancelier du Reich en janvier 1933. Il dissout le Bauhaus qui avait quitté Weimar pour Dessau. Etant donné la conjoncture inquiétante, il est décidé que le prochain CIAM se réunira, non pas à terre, mais… en mer ! Les participants embarquent en juillet 1933 sur un paquebot pour effectuer une croisière entre Marseille et Athènes ; le thème est « La ville fonctionnelle ». Les propositions relatives à l’architecture moderne et l’urbanisme sont nombreuses : plus de cent ! En fait, selon Le Corbusier dont l’influence marqua ce CIAM bien particulier, l’étude de quatre champs d’action est privilégiée : le logement, le travail, les loisirs et le transport. Une étude comparative est élaborée pour 34 villes européennes. Un cinquième champ d’action est également suggéré : la conservation des bâtiments historiques. Cette proposition verra sa concrétisation officielle en 1964 par l’élaboration de la Charte de Venise.
Quelles sont les notions essentielles édictées par la Charte d’Athènes ?
Cette charte d’urbanisme a été remaniée par Le Corbusier. En 1941, paraît un ouvrage anonyme intitulé « La Charte d’Athènes ». Le nom de Le Corbusier n’apparaît pas, « la réputation de Le Corbusier risquant alors de compromettre les idées qu’il défendait ». Cet ouvrage sera heureusement réédité.
« Dans la période d’oppression et de refoulement de la profession (architecture et urbanisme) en 1941-1942, le nom d’Athènes apparaît comme un bouclier étincelant et le mot de Charte comme une injonction à penser droit ».
La Charte d’Athènes s’articule autour de quatre « besoins vitaux » ; « les clefs de l’urbanisme sont les quatre fonctions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler ».
Le Corbusier dit : « La journée solaire de 24 heures rythme l’activité des hommes ».
La Charte d’Athènes, selon Le Corbusier, comporte 95 points.
Il définit les notions régissant la vie des êtres humains : l’individu s’opposant à la collectivité.
« Il ne faut jamais oublier que le soleil commande, imposant sa loi à toute entreprise dont l’objet est la sauvegarde de l’être humain ».
Le Corbusier déclare que le machinisme a perturbé totalement le comportement des hommes et conclut que « le chaos est entré dans les villes », entraînant un désordre rédhibitoire. Puisque la densité de la population augmente, il est alors souhaitable de construire des bâtiments plus hauts. La multiplication des constructions a fait se diminuer petit à petit la superficie des espaces verts. Le Corbusier écrit encore : « Le 4e congrès CIAM, tenu à Athènes, a retenu ce postulat : le soleil, la verdure, l’espace sont les trois premiers matériaux de l’urbanisme ». Le Corbusier définit le zonage comme « l’opération faite sur un plan de ville dans le but d’attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ».
Le Corbusier rêve d’une exposition des logements au soleil pour tout un chacun. Dans son Unité d’habitation « La Cité Radieuse » à Marseille, aucun logement n’est exposé au Nord !
L’architecte visionnaire passe la cité au crible de sa pensée humaniste et philosophique. Il voit la surpopulation dans le noyau historique des villes, la surface habitable insuffisante, la pauvreté des ouvertures, l’absence d’installations sanitaires et l’insalubrité engendrant la survenue des maladies, et surtout l’absence de soleil « orientation au nord ou conséquences de l’ombre portée dans la rue ou dans la cour ». Le soleil, la lumière seront le cheval de bataille du grand Le Corbusier, tout au long de sa vie « Un nombre minimum d’heures d’ensoleillement doit être fixé pour chaque logis ».
Le Corbusier n’accepte pas la distance que doivent parcourir les habitants des villes pour atteindre les crèches, les écoles, les installations sportives. Il veut redéfinir le plan de circulation soit des transports en commun, soit celui piétonnier ; la ville étouffe dans un maillage de rues étroites qui enserrent les immeubles avec, pour conséquences, « les bruits, poussières et gaz nocifs ». « La maison, dès lors, ne sera plus soudée à la rue par son trottoir ». Telle est l’idée directrice de notre architecte progressiste : créer des voies de circulation séparées pour les véhicules et les piétons, en les éloignant le plus possible des habitations. « L’alignement des habitations au long des voies de communication doit être interdit ».
Le Corbusier a également étudié la place des banlieues « erreur urbanistique » dans le paysage urbain. « Il faut que la solution soit imposée par les autorités responsables ».
Bien entendu, Le Corbusier milite pour la construction en hauteur, à condition de ménager un certain espace entre les « tours ». Il conjugue l’exigence d’espace « superficiel » (larges voies de circulation, espaces verts, espaces « récréatifs »… et l’exigence de la lumière dont chaque logement doit être pourvu. Dans ce but, Le Corbusier imagine de hauts immeubles cruciformes : c’est une révolution !
Le Corbusier déplore l’éloignement des installations sportives et préconise leur intégration à l’habitation. Il n’oublie pas non plus les aires de jeux destinées aux enfants et aux adolescents, qui doivent également faire partie intégrante des « machines à habiter ».
« Les îlots insalubres doivent être démolis et remplacés par des surfaces vertes : les quartiers limitrophes s’en trouveront assainis ».
L’architecte dénonce la distance entre les lieux d’habitation et les lieux de travail, la proximité des secteurs industriels et des zones habitables. Il envisage une aire de verdure entre ces secteurs et ces zones
La circulation, dans les villes, a fait l’objet d’une étude particulière de la part de l’architecte qui note que les voies de circulation n’ont jamais été améliorées depuis des siècles : rues trop étroites, insuffisance des « distances entre les croisements de rues ». Selon lui, même le chemin de fer a suivi un tracé anarchique dans la ville…
A partir du 59e point de la Charte d’Athènes, Le Corbusier martèle : « Il faut exiger ». Il assène ses axiomes : « Le piéton doit pouvoir suivre d’autres chemins que l’automobile ».
Du 65e point au 70e, Le Corbusier aborde la conservation du patrimoine. Ceci est une avancée extraordinaire pour l’humanité et fera l’objet de nombreuses autres chartes ultérieures. La réflexion au niveau international sur la conservation de nos biens historiques s’en trouvera renforcée du fait des destructions engendrées par la guerre et les conflits de toute nature. « Tout ce qui est passé n’a pas, par définition, droit à la pérennité : il convient de choisir avec sagesse ce qui doit être respecté ».
Les points de doctrine de Le Corbusier sont réunis du point 71 jusqu’à l’ultime point 95 : « La ville doit assurer, sur le plan spirituel et matériel, la liberté individuelle et le bénéfice de l’action collective ».
Le Corbusier introduit la notion de perfection dans les fonctions essentielles opérées par ce grand corps qui est l’urbs. Tout au long de sa carrière féconde, Le Corbusier ne se départira jamais de cette pensée philosophique s’élargissant vers la perfection ; il introduira la notion de pureté dans sa conception architecturale.
« L’architecture préside aux destinées de la cité ». Mais l’exercice est difficile car se pose alors l’épineux « problème de la propriété du sol et de sa réquisition possible dans les villes, dans leur périphérie… ». L’absence de plan rigoureux a compromis depuis fort longtemps l’équilibre et l’harmonie des villes. « Rien n’a été prévu pour la sauvegarde de l’homme ». Cette amère réflexion de Le Corbusier concerne toute la planète et devrait induire une réforme de la législation propre à chaque pays, ce qui est la première difficulté à surmonter.
LA DIFFICILE « SUCCESSION » DE LA CHARTE D’ATHÈNES
D’autres CIAM vont avoir lieu après le « fulgurant » CIAM d’Athènes (le IV) : le CIAM V en France à Paris en 1937 (Etude du problème Logis et Loisirs) ; le CIAM VI au Royaume-Uni à Bridgwater en 1947 (Réaffirmation des buts des CIAM) ; le CIAM VII en Italie à Bergame en 1949 (Mise en pratique de la Charte d’Athènes) ; le CIAM VIII au Royaume Uni à Hoddesdon en 1951 (Etude du centre des villes) ; le CIAM IX en France à Aix-en-Provence en 1953 (Etude de l’habitat humain) ; le CIAM X en Yougoslavie à Dubrovnik en 1956 (Etude de l’habitat humain) ; le CIAM XI aux Pays-Bas à Otterlo qui sera le chant du cygne des CIAM. Leur dissolution y sera prononcée pour aboutir à une sorte de substitut des CIAM proclamée sous l’appellation « TEAM 10 », groupe au sein duquel se retrouvent de jeunes architectes… de la nouvelle génération.
Les participants des CIAM n’avaient-ils plus rien à se dire ? Le désenchantement les avait-il gagnés ? En fait tous ces CIAM ont été un laboratoire extraordinaire pour les autres chartes qui ont suivi la Charte pionnière d’Athènes. Il n’est que de consulter la liste des « autres » chartes pour être convaincu que des hommes continuent toujours à se battre pour défendre leurs valeurs.
LA PROTECTION DES BIENS CULTURELS
Cette notion se fait entendre à Florence lors de la Conférence générale de l’Unesco de 1950. Il faudra attendre quatre ans pour qu’elle prenne corps sous le nom de la « Convention de La Haye ». Il s’agit de la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé.
La charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites est appelée Charte de Venise ; elle est adoptée en 1964 et validée en 1965 par l’ICOMOS (International Council Monuments & Sites : Conseil International des Monuments et des Sites).
En complément de la Charte de Venise, est signée en 1981 la Charte de Florence concernant la sauvegarde des jardins historiques. L’ICOMOS la valide en 1982.
En 1987, la Charte (internationale) de Washington consacre la sauvegarde des villes historiques.
La Charte Internationale pour la gestion du patrimoine archéologique est élaborée en 1990.
La protection et la gestion du patrimoine culturel subaquatique sont assurées par une charte internationale en 1996.
Suivent en 1999, la Charte internationale du tourisme culturel et celle du patrimoine bâti vernaculaire. En cette même année, il est également parlé de la conservation des structures historiques en bois.
L’ICOMOS prône la préservation et la restauration des peintures murales en 2003.
Des réunions internationales qui n’ont pas fait l’objet de chartes ont cependant éclairé la complexité des arcanes du patrimoine culturel. Des documents ont été rédigés concernant la formation à la conservation des monuments et des sites (1993) ; l’authenticité (appelé Document de Nara – Japon en 1994) et l’établissement d’archives documentaires (1996).
PLACE DE LA CHARTE DE VENISE AU SEIN DE L’ŒUVRE DE LE CORBUSIER
« L’architecture nouvelle résulte de cinq points » (formulés en 1927) : le pilotis, les toits-terrasses (ou toits-jardins), le plan libre (suppression des murs porteurs), la fenêtre en longueur et la façade libre (poteaux en retrait de la façade). Le plan libre est assuré par les pilotis qui libèrent l’espace sous les constructions, espace de circulation pour les habitants. Les pilotis sont-ils nés dans la pensée de Le Corbusier lorsqu’il s’est rendu sur l’Acropole d’Athènes qui a fasciné l’homme pour la vie ? Le Corbusier a lu à Athènes la célèbre « Prière sur l’Acropole » d’Ernest Renan. Lui aussi acquiert « la notion de l’irréductible vérité ».
Les pilotis sont « la marque de fabrique » du génial Le Corbusier. La Villa Savoye construite de 1928 à 1931 à Poissy (Yvelines) en sera parée ; cette construction est d’une esthétique remarquable. La maison se visite.
Le Corbusier applique ses principes architecturaux à des « Unités d’habitation » : à Marseille dont la première pierre est posée en octobre 1947 (achevée en 1952), à Rezé-les-Nantes (1955), à Briey-en-Forêt (1961) et à Firminy(1967).
D’une manière plus « traditionnelle », il construit le couvent de la Tourette à Eveux (Rhône) de 1953 à 1959.
Et puis, les grandes réalisations en Inde où Le Corbusier est appelé en 1951, confirmeront sa notoriété internationale lorsqu’il construira des ensembles monumentaux à Chandigarh et Ahmedabad.
Le Corbusier a réalisé un rêve de pureté métaphysique lorsqu’il a conçu la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp. Là, il n’est plus question de lignes droites se coupant à angle droit, mais au contraire de lignes courbes dessinées en harmonie avec les collines environnantes. Le génie de Le Corbusier s’est exprimé d’une manière idéale dans la capture de la lumière à l’intérieur de l’édifice : il a réussi à figurer le sacré !
Nous ne pouvons terminer ce chapitre sur la Charte d’Athènes sans parler du « MODULOR ». C’est une « invention » de Le Corbusier, protégée dès 1947 par un brevet, mais mise dans le domaine public par l’architecte. « En 1950, il publie le premier volume de son étude sur le Modulor, système de mesure harmonique fondé sur le nombre d’or et les mensurations humaines, auquel il travaille depuis 1942 ». Le dessin du Modulor représente une silhouette humaine au bras levé et atteignant une hauteur totale de 2,26 m. Il devient un outil de travail universel.
« On peut dire qu’une maison d’hommes est amour »
LE CORBUSIER
Bibliographie
La Charte d’Athènes - Editions de Minuit – Collection Les Forces Vives - 1957
Le Corbusier Une encyclopédie Monographie – Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « L’aventure Le Corbusier » produite par le Centre de Création Industrielle et présentée d’octobre 1987 à janvier 1988 – Editions du Centre Pompidou, Paris, 1987
Le Corbusier Urbs Ex Machina (Le courant froid de l’architecture) – Marc Perelman – Les Editions de la Passion, 1986
Architecture du Bonheur - L’urbanisme est une clef – Le Corbusier – Editions Forces Vives, 1955