EDITORIAL de Christian GREGOIRE

Publié le par Le Syndicat des journalistes et écrivains

QUE SONT NOS PAUVRES DEVENUS ?

                                          Le cri du pauvre monte jusqu'à Dieu mais il n'arrive pas à l'oreille de l'homme
                                                                                                               Robert de Lamennais

 Les historiens ont  l'habitude de dire que leurs recherches ne sont pas vaines, que leur science peut avoir une concrétisation positive, puisqu'à partir des connaissances historiques, il est toujours possible de modifier le présent et d'anticiper l'avenir, en changeant les modèles et les comportements, en évitant les drames et les erreurs. Les sociologues aussi abondent dans ce sens. Car sur le papier, ce concept est imparable. Servons-nous de ce qui s'est passé et tirons en des leçons. Mais hélas, la réalité est tout autre.

Ainsi en va-t-il de la misère. Selon les chiffres publiés par l'INSEE sur la pauvreté en France, près de 15 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté. Ironie de l'histoire, il y a 80 ans tout juste, le 1er février 1954, l'abbé Pierre lançait son fameux appel sur Radio Luxembourg. Une femme vient de mourir de froid, boulevard de Sébastopol à Paris. Il appelle les auditeurs au secours. Pour les sans-toit. Les gens à la rue. Ceux qu'on appelle aujourd'hui les SDF. La France alors s'émeut. Surgit alors, comme le qualifie la presse de l 'époque «l'insurrection de la bonté ». Des foules de bonnes gens envoient vivres et couvertures. Le gouvernement promet des cités d'urgence.  L'Assemblée nationale vote un budget avec plein de zéros. Voilà pour les intentions.

Pour le reste, des actions se mettent en place, avec quelques âmes charitables qui tentent d'obtenir un prix de vertu, la distribution de soupe populaire agrémentée de présences médiatiques sous les flashs des photographes. La bonne conscience auto satisfaite des uns, l'humiliation des autres.   
Le pire, c'est que la sincérité de l'abbé Pierre qui ne faisait aucun doute, son indignation, sa colère, étaient en prise avec une époque où beaucoup de ces pauvres étaient jusqu'alors transparents à défaut d'être tout à fait invisibles. Et l'homme évidemment confiant en la nature du genre humain était peut-être allé un peu vite en besogne en déclarant : « la France d'après cet hiver ne pourra plus être la France d'avant ». Il espérait que la France désormais n'oublie plus ceux qui ont faim et froid.

C'était en 1954. Depuis, les Restos du Cœur sont aussi passés par là. Et chaque année, on donne le nombre de repas de bénéficiaires, de procédures d'aides et de mises à l'abri.

C'est oublier que ces statistiques là ne sont pas que des chiffres. Ce sont des gens qui subissent  une double peine : car au-delà d’être hors du système de consommation tel que les structures économiques souhaitent les conserver, quelles qu'en soient les conséquences, les pauvres sont stigmatisés dans les discours et les médias. Ici ou là, on culpabilise ceux qui ne sont rien, ceux qui se plaignent, on montre du doigt ceux qui ne font pas d'effort. C'est refuser d'admettre la seule donnée qui vaille : le chiffre de pauvreté est inédit depuis 1996, date à  laquelle l'INSEE a commencé à mesurer cet indicateur !  En clair, il n'y a jamais eu autant de personnes pauvres en France depuis 25 ans.

Plusieurs facteurs bien sûr sont avancés, de façon un peu mécanique et presque fatalistes. Comme s'il s'agissait de phénomènes naturels contre lesquels ont ne peut rien. Alors qu'en fait, ces facteurs sont toujours le résultat de décisions politiques, comme la non-reconduction en 2021 des mesures d'aides exceptionnelles de solidarité, l'entrée en vigueur de la réforme des allocations logement qui a eu des effets néfastes sur le pouvoir d'achat des plus précaires, une explosion de l'inflation,  et l'entrée en vigueur de législations comme la réforme de l'assurance chômage, qui a notamment amené une réduction de la durée d'indemnisation des demandeurs d'emploi. L'ensemble de ces éléments a conduit à une augmentation inédite du recours à l'aide alimentaire, ou à une hausse conséquente du nombre de personnes ayant déposé un dossier de surendettement.

Selon la Fondation abbé Pierre, 33 0000 personnes se trouvent aujourd'hui sans domicile. Leur
nombre a doublé en dix ans. Et ce n'est pas la faute à pas de chance. Au-delà de l'incantation imbécile du chef de l’État qui, en 2017, déclarait ne plus « vouloir des femmes et des hommes à la rue » alors qu'il savait très bien que la politique même qu'il prônait ne pouvait aller en faveur d'une amélioration de la situation, et alors qu'il y a toujours des femmes et des hommes à la rue, et plus grave encore des enfants, l'insensibilité des uns et l'inconséquence des autres ne sont pas étrangères à ce qui constitue non seulement un drame, mais une honte absolue pour la 6e puissance économique. Car en réalité, il n'y a pas la volonté de faire. Le gouvernement a attendu que soit déclenché le plan Grand froid pour se décider à débloquer 120 millions d'euros pour l'hébergement d'urgence. Et voilà. Le service minimum est assuré. Pourquoi penser à long terme ? On aura bien le temps d'en reparler au prochain hiver, au prochain plan Grand froid, à la prochaine victime. Un gros titre ou deux. Et nous passerons à autre chose.   

Ce qu'espérait l'abbé Pierre n'a pas eu lieu. Ceux qui ont faim et froid sont toujours oubliés. Ce n'est pas un sujet porteur. Et surtout, par essence, il n'y a rien à gagner dans ce secteur, pas de bénéfices à faire dessus. Il y a toujours ceux qui œuvrent pour amortir les effets d'une société économiquement libérale qui écrase tout sur son passage, pour se rappeler que ceux que l'on écrase justement, ont aussi droit à la dignité. On pense ce que l'on veut des associations et  mouvement caritatifs, mais ils demeurent nécessaires en tant qu'amortisseurs de la déchéance et de la famine. Même si, du coup, les gouvernants et les grosses fortunes ne se sentent pas obligés de faire preuve de contrition, et encore moins de contribution.. Pour  conclure, citons ce qu'avait écrit un journaliste à l'abbé Pierre, dont il louait le grand cœur, après son appel de février 1954 : « C'est maintenant que vos difficultés commencent. Vous vous apercevrez que la misère continue. Vous aurez cru éveiller les consciences. Vous les aurez rassurées. Vous deviendrez très vite un sujet de conversation, une occupation pour dames patronnesses, une institution d'utilité publique pour effacer les remords ».
Tout est dit. Quatre-vingts ans après, dans cette société égoïste, est-il encore question

Christian GREGOIRE

Publié dans 380 - 1er Tri 2024

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